Un constat alarmant : la « mort sociale » de 750 000 aînés
D’entrée de jeu, Lauren Bastide a rappelé la gravité des chiffres révélés par le baromètre 2025 de l’isolement des personnes âgées : 750 000 aînés en France vivent aujourd’hui en situation de » mort sociale « . Une expression brutale, qui a profondément marqué la journaliste.« Je crois qu’en lisant ce rapport, c’était la première fois que je voyais, ou en tout cas que je m’arrêtais sur ce terme de mort sociale. Au fond, quand on y réfléchit, la mort sociale, c’est la mort tout court. »
La disparition de « l’échelon du village »
Dans son intervention, Lauren Bastide a relié cette crise du lien social à une transformation plus large de nos modes de vie. Elle a évoqué un article du magazine américain The Atlantic, intitulé « The Antisocial Century », qui analyse les effets contradictoires des nouvelles technologies.
Les outils numériques, explique-t-elle, ne détruisent pas systématiquement les relations humaines : ils renforcent certains liens familiaux ou amicaux, mais ils contribuent aussi à fragiliser un niveau essentiel de la vie sociale, que l’auteur appelle « l’échelon du village ».
« C’est quoi l’échelon du village ? C’est la conversation avec la commerçante du coin, l’échange avec la voisine, le bavardage avec la dame du bus. »
Or, ces échanges, même brefs et codifiés, jouent un rôle déterminant : ils permettent de rencontrer des personnes qui ne sont ni de notre famille, ni de notre opinion.
« Au fond, c’est l’essence même de la démocratie », souligne Bastide.
Dès lors, préserver les commerces de proximité, les services publics, les transports collectifs et les associations n’est pas seulement une question d’aménagement : c’est une condition pour que les aînés, mais aussi d’autres personnes isolées, puissent continuer à entretenir ce lien vital.
« Peut-être que pour elle, notre échange de trois minutes sur la météo ou les chiens, c’est ce qui la sépare de la mort sociale. »
« Enfin seule » : réfléchir à la solitude autrement
Connue pour son podcast La Poudre, Lauren Bastide a récemment publié un essai, Enfin seule, dans lequel elle questionne notre regard sur la solitude des femmes. Elle y distingue l’isolement subi de la solitude choisie, qui peut devenir une source de sérénité et d’alignement avec soi-même.
Lors de la séquence de questions-réponses, elle a précisé :
« Souvent, la solitude est une situation de fait dans laquelle on se retrouve sans forcément en avoir fait le choix. Ce que j’essaye de dire dans ce livre, c’est qu’il y a la possibilité, en se débarrassant d’un certain nombre d’injonctions patriarcales et sexistes, de trouver dans la solitude une forme de sérénité, une forme d’alignement avec soi-même. »
Mais, a-t-elle ajouté, cette solitude choisie n’est possible qu’à certaines conditions : disposer d’un espace sûr, d’un réseau de soutien et de ressources matérielles. Elle rejoint ainsi son combat féministe, en rappelant que ces conditions doivent être accessibles à toutes.

Vieillir en féministe : un regard nécessaire
Au fil de son intervention, Lauren Bastide a insisté sur la nécessité de « penser la vieillesse en féministe ». Pour une raison simple : les femmes représentent aujourd’hui la majorité des personnes âgées, en raison de leur espérance de vie plus longue.
Penser la vieillesse en féministe, c’est d’abord lutter dès maintenant contre les inégalités qui fabriquent l’isolement futur.
« Car embrasser ces luttes aujourd’hui, c’est contrer l’isolement des femmes âgées de demain. »
Cela passe par la lutte contre la pauvreté, les violences sexistes, et l’accès aux ressources éducatives et culturelles.
C’est aussi revaloriser les métiers du soin. Bastide a rappelé que près de 90 % des professionnels qui accompagnent les aînés – aides à domicile, soignantes, auxiliaires de vie – sont des femmes.
« Pourquoi ces métiers sont-ils si dévalorisés ? Parce qu’ils sont systématiquement renvoyés à la sphère féminine, donc méprisés. »
Pour elle, la société doit redonner leurs lettres de noblesse à ces gestes essentiels que sont nourrir, laver, écouter, accompagner.
« Revaloriser le care, c’est lutter contre l’isolement. »
De l’invisibilité à la reconnaissance des femmes âgées
Interrogée sur la place des femmes âgées dans le féminisme contemporain, Lauren Bastide a reconnu un « impensé » persistant :
« Ce qui frappe les femmes âgées dans la société, c’est qu’elles deviennent subitement invisibles. »
Les femmes passent ainsi d’une hypervisibilité sous le regard sexiste porté sur la jeunesse, à une invisibilité brutale dans les médias, les films ou la publicité. Mais elle observe aussi l’émergence d’une génération de militantes prêtes à briser ce silence :
« On est en train de commencer à demander des discussions sur la ménopause, le vieillissement, la retraite des femmes âgées. »
Ces conversations, assure-t-elle, doivent avoir lieu, car parler des personnes âgées revient avant tout à parler de femmes âgées.
En clôture de son intervention, Lauren Bastide a salué l’action des Petits Frères des Pauvres et appelé à un changement de regard collectif. Elle a livré une image marquante pour résumer son souhait :
« Je rêve d’un monde où l’on considérera les personnes âgées comme des livres. »
À travers cette métaphore, elle invite à voir les aînés non comme une charge, mais comme des ressources d’expérience et de savoirs, dont la société doit apprendre à prendre soin et à écouter.