Problèmes de santé, pathologies psychiatriques, addictions tenaces…, les personnes ayant vécu dans la rue connaissent un vieillissement prématuré. De plus en plus de structures d’accueil réfléchissent à une prise en charge adaptée dans le champ de l’exclusion ou des personnes âgées. Mais les solutions sont encore loin de répondre aux besoins.
« Trop jeunes pour la maison de retraite, pas assez malades pour une hospitalisation de longue durée et trop démunis pour un logement traditionnel. » La formule de Sophie Rouay-Lambert, docteur en urbanisme et maître de conférences en sociologie à l’Institut catholique de Paris (ICP), résume assez bien les obstacles auxquels sont confrontées les personnes sans abri vieillissantes (1). Première difficulté, définir à quel moment débute cette tranche de vie, dans la mesure où âge biologique et âge biographique s’éloignent après un passage par la rue. « L’espérance de vie des personnes sans abri est beaucoup plus faible que pour le reste de la population, rappelle Sophie Rouay-Lambert. Plus que le manque d’accès aux soins, c’est l’absence de régularité des traitements qui aggrave les pathologies dont elles souffrent. »
La dernière enquête menée en 2009 par Médecins du monde à Marseille fixait à 44 ans l’espérance de vie d’une femme sans domicile fixe et à 56 ans celle d’un homme (2). Comme le rappelle une étude de 2011 sur la fin de vie des personnes en grande précarité initiée par la Fondation de France (3), « l’invisibilité sociale pour les personnes vivant à la rue plus que pour toutes autres a des effets directs sur les corps. Cette invisibilité sociale fait que les corps deviennent invisibles aux yeux des personnes elles-mêmes qui délaissent alors les formes de soins les plus élémentaires. »
DES PROGRÈS DANS LA PRISE EN CHARGE
Pour autant, leur prise en charge médicale a progressé, notamment grâce au développement des permanences d’accès aux soins de santé (PASS) et des équipes mobiles de soignants ou à la mise en place des lits halte soins santé (LHSS). « Auparavant, les personnes sans abri mouraient vers 45 ans, précise le docteur Jacques Hassin, chef du pôle de médecine sociale au centre d’accueil et de soins hospitaliers (CASH) de Nanterre. Avec tous les dispositifs d’hébergement d’urgence et de mise en contact avec des médecins, on se retrouve avec des sans-abri de plus de 60 ans. »
Reste que leur état de santé est loin d’être au beau fixe. « Ils peuvent cumuler pauvreté, maladie, handicap, dépendance à l’alcool et problèmes psychiatriques », poursuit Jacques Hassin. Problèmes cardiaques, respiratoires, digestifs (notamment des cirrhoses liées à la consommation d’alcool) et hypertension sont fréquents. Sans parler des pathologies comme les cancers ou la maladie d’Alzheimer, qui apparaissent plus tôt que pour le reste de la population. « Ils peuvent souffrir de sénilité précoce et de pertes de mémoire dès 56 ou 57 ans », observe Armelle de Guibert, directrice de la Fraternité Paris Saint-Maur, gérée par l’association des petits frères des Pauvres, spécialisée dans l’accompagnement des personnes démunies de plus de 50 ans. A tout cela s’ajoutent des problèmes psychiatriques (schizophrénie, notamment) ou des démences liées à la consommation d’alcool (comme la maladie de Korsakoff, entraînant pertes de la mémoire immédiate, désorientation temporelle et fabulation).
Pour Armelle de Guibert, la tranche d’âge la plus en difficulté serait celle des 50-65 ans. « Ils sont trop vieux pour trouver du travail et pas encore en âge de prendre leur retraite. Or les outils traditionnels de réinsertion ne leur sont pas adaptés. » L’arrivée à l’âge de la retraite peut au contraire représenter l’espoir de sortir d’une condition sociale stigmatisée. « Cela signifie pour eux la possibilité d’un dernier rattachement à la société, indique Sophie Rouay-Lambert. Désormais, ils ne seront plus ni chômeurs, ni Rmistes, ni SDF, ni sans-abri mais retraités, comme toutes les autres personnes de leur âge, et pourront donc envisager de reprendre le cours de leur vie. »
Cependant, poursuit la chercheuse, « l’idéalisation de ce que pourrait offrir la retraite fait vite place aux difficultés quotidiennes, car sortir de la rue n’est pas une parenthèse que l’on ferme ». Comme le constate Armelle de Guibert, « ces personnes n’ont pas d’autonomie dans leurs démarches administratives car elles ont perdu leur repères. Pour accéder au minimum vieillesse, il faut avoir reconstitué sa carrière. Or c’est très dur pour un errant, qui se sent vulnérable vis-à-vis d’une administration particulièrement tatillonne. »
Les personnes sans abri vieillissantes se retrouvent aujourd’hui dans toutes les structures de l’urgence et de l’insertion. A Paris, par exemple, les plus de 55 ans représentent la moitié des 82 personnes accueillies au centre de stabilisation Pierre-Petit, géré par l’association Aurore. Elles n’ont pas toutes connues l’errance mais ont en commun de ne pas disposer de revenus suffisants pour accéder à des logements traditionnels. Le tissu associatif devient alors leur dernier filet de sécurité.
« Après le phénomène des travailleurs pauvres, nous voici confrontés aux personnes vieillissantes à la rue », avance Michel Berjon, chef de service du centre Pierre-Petit, dont l’association gestionnaire vient de lancer une réflexion, avec d’autres partenaires, sur la prise en charge de ces publics. « Ils ont l’impression de ne pas compter aux yeux de la société », poursuit le chef de service, qui a beaucoup de difficulté à réorienter ses résidents vers d’autres structures comme les maisons-relais ou les logements sociaux, faute de places disponibles. « On a des personnes qui décèdent de mort naturelle dans notre centre. Il va falloir penser à des lieux de vie qui soient aussi des lieux de fin de vie. »
Constat similaire du côté de l’association Emmaüs Solidarité, qui gère une soixantaine de structures en Ile-de-France. Les personnes de plus de 50 ans représentent désormais 20 % du public des maraudes, des accueils de jour, des centres d’hébergement et des maisons-relais de l’association. « L’an dernier, j’ai été très frappé de trouver une femme de 80 ans dans un centre d’hébergement hivernal d’urgence », raconte Bruno Morel, directeur général d’Emmaüs Solidarité. L’accueil de personnes de plus en plus âgées, dont certaines souffrent de problèmes médicaux ou de troubles psychiatriques, pose, selon lui, la question de la formation des travailleurs sociaux.
« Cette année, 30 % des personnes hébergées dans les lits d’accueil hivernaux venaient directement de l’hôpital », souligne-t-il. L’association vient donc, elle aussi, d’entamer une réflexion sur le vieillissement de ces publics. « Il va falloir trouver des réponses pour les années à venir, prévient Bruno Morel. Car le risque est grand d’en faire une patate chaude. » Si cette préoccupation n’est pas totalement neuve, l’arrivée à la retraite de la génération du « baby-boom », la montée de la précarité et la multiplication des parcours professionnels en dents de scie entraînant des retraites de plus en plus faibles rendent la question particulièrement aiguë.
MAISON-RELAIS…
Alors que faire ? A mi-chemin entre une vie autonome et un cadre collectif, lamaison-relais (anciennement pension de famille) apparaît comme une solution adaptée. A Nantes, l’association Saint-Benoît-Labre, qui gère de nombreux services et structures du secteur de l’exclusion, a inauguré ce dispositif en 2006 pour les personnes sans abri de plus de 45 ans. « Nous l’avons créé pour les résidents les plus âgés de notre CHRS [centre d’hébergement et de réinsertion sociale] qui n’avaient plus leur place dans cette structure, explique Jean-Claude Laurent, directeur de l’association. Ces personnes de 45-50 ans sont un peu cassées de partout. Elles ont besoin de se stabiliser après un long passé, que ce soit dans des centres d’hébergement, la rue, la prison, l’hôpital ou la psychiatrie. »
Cette maison-relais accueille aujourd’hui, sur trois sites, 19 personnes, hommes ou femmes, en couple ou célibataires, dans de petits appartements situés autour d’une partie commune. « Il n’y a pas de limite de prise en charge dans le temps, précise encore le directeur. La seule contrainte est d’accepter l’idée d’une vie collective tout en ayant son petit logement. » Sur chacun des sites, une maîtresse de maison aide les résidents à gérer leur quotidien, entretenir leur logement, faire la cuisine, etc. « Même la personne la plus renfermée finit par accepter de rencontrer le travailleur social », souligne Jean-Claude Laurent, qui ne parvient pas à faire face à la demande. Autre limite du dispositif, sa situation géographique. « L’une des trois unités est en pleine campagne, ce qui peut être difficile pour un ancien SDF ayant toujours vécu en ville. Les deux autres sites, à proximité des transports et des commerces, permettent aux gens de se sentir moins isolés. Mais ce n’est pas facile de trouver l’endroit idéal. »
A La Rochelle, l’association l’Escale a été confrontée aux mêmes interrogations, à savoir une proportion non négligeable de personnes vieillissantes pour lesquelles il n’existait pas de réponse adaptée et qu’il était difficile d’orienter vers des maisons de retraite classiques. « On a essayé cette solution mais il n’était pas rare de voir ces personnes revenir chez nous, raconte Nathalie Cortez, directrice des établissements et services d’hébergement et d’insertion de l’association. On a donc choisi de créer notre propre maison de retraite. »
Ouvert depuis 2010, cet établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) accueille 19 résidents, dont 12 hommes, dont la moyenne d’âge est de 67 ans, soit très en dessous d’une maison de retraite traditionnelle. « Ici, on voit des gens se poser après toute une vie à la rue, constate Nathalie Blin, directrice du service de soins et d’aide à domicile de l’Escale et du pôle Alzheimer de l’EHPAD. Je pense à des gens très…