Dans son 12 m² du quartier de la Bastille, à Paris, Gino a pu installer son synthétiseur. L’appareil est bloqué, il faut qu’il le fasse réparer car il joue de temps en temps, « surtout de la môme Piaf ». Aux murs de la chambre d’hôtel, il a mis des photos de spectacles dans lesquels il a chanté, donnés avec les petits frères des Pauvres. Depuis quatorze mois, ce quinquagénaire portant catogan et moustache, vit dans cette pièce un peu défraîchie trouvée grâce à l’association. Début 2009, après une rupture difficile, il s’était retrouvé à la rue. Il dormait près de Bercy, sur une terrasse, avec un compagnon d’infortune. En novembre de cette année-là, il a pu se loger dans une première chambre d’hôtel. Il en a fait deux autres depuis. « Après avoir connu la rue, ça fait du bien de trouver une piaule, de pouvoir se poser, mais tout le monde ne s’habitue pas », reconnaît-il. Parmi les compagnons croisés sur le bitume, certains ont mis du temps à s’accoutumer à vivre entre quatre murs, « entre six murs, en comptant le sol et le plafond », disent certains.Pour ceux qui ont vécu longtemps dans la rue, retrouver un toit peut en effet être un choc, une épreuve. « Fin 2009, un copain du secteur de la gare de Lyon, Néné, a été relogé. Du jour au lendemain, il est devenu plus taciturne, s’est mis à boire de plus belle, puis on ne l’a plus revu. J’ai appris qu’on l’avait retrouvé mort dans son appartement quelques mois après », raconte Gino. Le relogement est le début d’un parcoursLes travailleurs sociaux et les associations qui travaillent avec les sans-abri connaissent bien ces histoires. Dans une enquête dévoilée début octobre, le Collectif des Morts de la rue alertait sur ce phénomène. Selon l’association, en Île-de-France, sur 190 personnes « sans chez-soi et anciennement sans chez-soi » décédées en 2012, 14 avaient retrouvé un toit ou avaient entamé des démarches en ce sens. « C’est ce qu’on appelle la décompensation?: parfois, après avoir lutté des années pour la survie, les défenses des anciens sans-abri lâchent quand ils investissent enfin un logement », expliquait à cette occasion Christophe Louis, président du collectif.« On peut penser que le relogement est le bout du chemin, or c’est tout le contraire?: c’est le début d’un parcours », estime Nathalie Rouxel, responsable du relogement en Île-de-France pour le Secours catholique. Cet été, plusieurs personnes à qui son association avait trouvé un toit depuis peu sont décédées. « Il est très difficile d’en tirer des conclusions, car les personnes relogées prioritairement sont aussi celles qui sont dans des états physiques très dégradés, tempère-t-elle. Passer ne serait-ce qu’ une année sans toit entraîne des dommages physiques et psychiquesconsidérables. »Travaillant depuis près de trente ans avec ces publics, elle assimile la vie dans la rue à un moment de « congélation », au cours duquel la personne s’anesthésie physiquement et moralement pour supporter l’âpreté du bitume, développant une capacité de résistance hors normes. Ces défenses peuvent s’effondrer au moment du relogement, quand la lutte quotidienne pour la survie n’est plus de mise.Il faut un accompagnement intensif au moment du relogementPour le psychiatre Jean Furtos, spécialiste des personnes en situation de précarité et fondateur de l’Observatoire national des pratiques en santé mentale et précarité, la leçon à tirer de ces observations est qu’« il faut un accompagnement intensif au moment du relogement, car celui-ci n’est pas magique et ne résout pas tous les problèmes ». Ceux-ci sont même nombreux. Il faut par exemple réapprendre à être seul après avoir passé des années dans un environnement où l’esprit n’est jamais au repos?: entre le flot des passants, le bruit incessant, les allers retours effectués en métro, les sollicitations sont permanentes. S’habituer à ne plus voir les compagnons d’infortune avec qui l’on partageait ses journées et parfois ses nuits. Accepter d’être à l’abri quand les anciens copains dorment toujours dehors.Dans les centres d’accueil de jour du Secours catholique, il n’est pas rare de croiser de récents relogés venus retrouver les connaissances qui n’ont pas eu leur chance. Certains invitent à tour de bras dans leur nouveau domicile, créant des problèmes de voisinage. Il faut, parfois, refaire ses papiers, sa carte Vitale, renouer avec les administrations. Au Secours catholique, le « contrat d’accompagnement » personnalisé passé avec les personnes relogées permet de les soutenir dans leurs démarches administratives ou dans l’accès aux soins. « Nous les aidons au maximum en essayant de leur laisser l’initiative, car les démarches qui ne viennent pas d’eux sont vouées à l’échec », signale Nathalie Rouxel.Chez d’autres, le relogement peut aussi révéler des pathologies lourdes. « Quelqu’un qui vit dans le combat quotidien de la rue peut occulter les troubles dont il souffre, car la rue fait écran », explique Christian Laval, sociologue. D’après une enquête parue en 2011 (1), un tiers des SDF d’Île-de-France souffrent en effet de troubles psychiatriques sévères. Parmi eux, 13, 2 % souffrent de troubles psychotiques, notamment de schizophrénie (8, 4 %). D’autres connaissent des troubles sévères de l’humeur, notamment de dépression (6, 7 %).Le dispositif « Un chez-soi d’abord »C’est à cette population que s’adresse le dispositif « Un chez-soi d’abord » (lire ci-dessous), dont l’un des responsables de l’évaluation est Christian Laval. Ce programme apporte un logement et un accompagnement adapté. Sébastien (le prénom a été changé), 46 ans, en bénéficie. À partir de 2007, il s’est retrouvé à la rue à intervalles réguliers. Il reconnaît lui-même « avoir des problèmes d’accumulation » qui lui ont parfois valu de perdre ses logements. Il souffre en fait du syndrome de Diogène?: il ne peut s’empêcher d’amasser un nombre impressionnant d’objets plus ou moins utiles.Intégré au programme depuis août 2012, il vit dans un studio de 21 m2 près de la place de la Bastille. « Je dors à même le sol, car mon lit est encombré », raconte-t-il. Au moins une fois par semaine, un des 12 membres de l’équipe dédiée lui rend visite, pour s’assurer que tout va bien. S’il le souhaite, il peut joindre l’une de ces personnes 24 heures sur 24. Le gardien de l’immeuble est au courant et peut traiter avec les médecins et travailleurs sociaux de l’équipe. « Son état ne s’améliore pas, mais il n’empire pas. Il se maintient dans le programme et c’est déjà beaucoup », juge sobrement le docteur Stefano Rampa, psychiatre responsable du dispositif parisien. Le médecin estime « les résultats du dispositif, à ce stade, très positifs ».———————————————————————————————-REPÈRES : « Un chez-soi d’abord »Le programme « Un chez-soi d’abord » favorise l’accès à un logement ordinaire, moyennant un accompagnement adapté, de personnes à la rue atteintes de troubles psychiques. Il est mis en œuvre dans quatre villes?: Paris, Lille, Marseille et Toulouse, et a démarré entre 2011 et 2012.À terme, 100 personnes par site seront prises en charge par une équipe médico-sociale d’une dizaine de personnes, soit un ratio d’un professionnel pour dix patients. Ces équipes sont composées d’un psychiatre, d’infirmiers et de travailleurs sociaux, dont des « médiateurs pairs » (ayant eux-mêmes connu la rue ou étant atteints de troubles), disponibles 24 heures sur 24 via un système d’astreinte.Ce dispositif, qui s’inspire d’un programme en cours au Canada et aux États-Unis, sera évalué très précisément?: dans chaque site, l’évolution des 100 personnes intégrées au programme sera comparée à celle d’un groupe témoin bénéficiant des services médico-sociaux et d’hébergement « classiques ». Les résultats, attendus pour la fin 2014, devraient permettre de mesurer l’efficacité du dispositif et de trancher sur son éventuelle généralisation.Françoise Marmouyet | La Croix | 13/11/13(1) Il s’agit de l’enquête Santé mentale et addictions chez les personnes sans logement d’Île-de-France (Samenta), présentée en octobre 2001 par l’Observatoire du Samu social de Paris et l’Inserm.
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