Un jour, à la pension de famille « La Chine »Son sourire l’illumine. Il irradie. Il a acheté le programme télé et je peux ressentir sa satisfaction par tous les pores de sa peau. Il, c’est Daniel. 61 ans, pétri d’angoisses, médicamenté, majeur protégé et – disons-le – « empêché » comme s’il avait égaré, il y a fort longtemps, la notice du vivre ensemble.Elle est assise, chez elle, dans la salle commune. Pour nous, cette pièce du rez-de-chaussée, notre centre nerveux, le poumon de la maison, c’est notre séjour. Là où la « fiction familiale » se tisse, se noue : le champ des possibles. C’est un lieu de passages, de tintamarre, de silences partagés, de regards brumeux ou complices, de chamailleries, de querelles, de sourires, de rires aussi, surtout.Elle est là donc, comme à son habitude, jaugeant l’état de santé des poissons rouges, soliloquant à qui mieux mieux, assise à SA place, les poches de son grand manteau pleines d’un bric-à-brac improbable où l’on peut trouver, pêle-mêle, la télécommande de sa télé, son réveil, des chocolats, parfois du fromage, du pain, des allumettes, des clopes, des comprimés…Elle, c’est Paulette, 75 ans, la doyenne, Reine en Chine et rien ni personne ne pourrait la détrôner. Un spectacle. Du vrai, du bon théâtre. Elle aussi a perdu le mode d’emploi ; un peu comme si on avait oublié de le lui confier.Elle accueille chaleureusement Daniel qui n’a pas quitté la panoplie du héros acquitté de sa noble tâche. Elle l’invite à sa table. La conversation s’engage dans une sorte d’hilarité loquace. Pourtant, très vite, Paulette montre des signes d’impatience pour finir par trépigner :- Bordel, tu me le lis mon horoscope ?!Daniel sourit, vainqueur, puisque aujourd’hui tout est possible. Il s’exécute.Cela n’a l’air de rien… Mais c’est pour ce genre de scène que je fais ce métier. Pour sentir l’autre exister et me dire que « non tout n’est pas perdu ». Ces petits « riens » du quotidien, ce repos bien mérité des « à bout de souffle », cette désacralisation du misérabilisme à travers ceux qui font la misère, ce « vivre ensemble » – formule galvaudée tant elle est usitée mais qui fonctionne « pour de vrai » comme disent les enfants -, la vie qui bat, l’ordre et le désordre « familial », m’incitent à penser que ce type de structure, appelée naguère maisons relais, convient à des personnes qui ont perdu le fil : accidents de parcours ou parcours accidentés.Aujourd’hui La pension de famille a soufflé ses 4 bougies en octobre dernier. Tous nos studios sont pourvus. Il est toujours hasardeux de tirer quelconque conclusion mais il est extrêmement intéressant de constater à quel point une certaine harmonie s’installe entre les résidents. D’emblée, presque comme une évidence, la bienveillance voire la connivence sont de mise. Pourtant l’installation relève de la gageure pour les uns, du soulagement pour les autres. Il y a ceux qui investissent voire surinvestissent et ceux qui, discrets, quasi insondables, affichent leur incrédulité. Nous les appelons « nos petites souris ». Il y a ceux qui mènent leur barque et ceux qui, fragiles, parfois résignés, nécessitent un soutien quotidien drastique ou dosé. La pension permet cela : elle rend possible l’autonomie de personnes diminuées, malmenées tout en leur prodiguant une aide adaptée. Elle donne lieu à des cohabitations salvatrices car porteuses. Elle sort, enfin, les gens de la précarité et leur offre un cadre réconfortant. Ces personnes qui font vivre la pension, je tiens, par respect, à les citer et leur témoigner notre gratitude. Ils s’appellent Aline, Claudine, Françoise, Paulette la reine des paupiettes, André, Alain, Bof, « Bonne journée quand même », « Casse pas la tête », Chouchou, Christian, Claude, Daniel, Dominique, Fernand, Fredj, Jack, « J’ai pas raison ?! », Jean, Jean-Claude, Jeannot, José, Mehdi, Mohamed, Momo, Papa, Patrice, Patrick, Phiphi, Pierre, Roman, Raphaël, Vincent & Xa.Aleks WasieczkoResponsable de la pension de famille « La Chine »
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