Alain Villez et Armelle de Guibert, président et déléguée générale des petits frères des PauvresDepuis quelque temps, fleurissent des start-up qui proposent de recréer du lien social moyennant finances, à l’instar de Chuck McCarthy dont l’initiative fut récemment relayée dans The Guardian.Cet Américain propose des promenades pour permettre à des gens de sortir de leur solitude… contre rémunération. En France, nous ne sommes pas épargnés : des initiatives identiques ont commencé à émerger.Du site qui propose de fournir chaque mois à une personne âgée une boîte à bonheur personnalisée, à celui qui invite les seniors à s’inscrire à une manifestation culturelle contre un accompagnateur trié sur le volet, la promesse de vente est toujours la même : créer une rencontre, recréer du lien social.Un Français sur huit est seulUne association comme Les petits frères des Pauvres (https://www.petitsfreresdespauvres.fr/) peut éthiquement fustiger ces modèles économiques qui proposent à des personnes de rompre leur solitude contre de l’argent. La tentation est d’autant plus grande pour ces nouveaux acteurs au regard de l’importance potentielle du marché.On estime en effet qu’un Français sur huit est seul, qu’un sur trois risque de le devenir ; et les plus de 75 ans sont les plus impactés par cette augmentation de la solitude : une personne âgée sur quatre est seule. Le développement de ces « ubers » du lien est d’autant plus choquant que l’isolement est très souvent corrélé avec de faibles ressources et risque d’aggraver encore cette inégalité.La monétarisation de la lutte contre la solitude amplifierait la discrimination des personnes pauvres isolées : cette « industrie de la compagnie » se tournerait plus naturellement vers les personnes ayant les moyens de se payer ce service. À nouveau, les personnes démunies seraient mises à l’écart, enfermées dans leur solitude. Ainsi, l’idée même de monnayer la relation humaine en faisant de l’isolement un argument marketing est, pour les petits frères des Pauvres, condamnable.Si la posture de l’indignation est nécessaire, nous sommes cependant persuadés que témoigner de ce qui se fait déjà au quotidien, montrer les possibles afin de permettre et donner envie au plus grand nombre d’agir pour refuser la fatalité l’est plus encore. Pour Les Petits Frères des pauvres, la lutte contre la solitude ne sera jamais dictée par les lois du marché mais bien par la capacité de nos concitoyens à prendre à bras-le-corps cette question essentielle pour garder notre société debout. Et nous avons toutes les raisons d’être optimistes.Rencontres profondes et sincèresD’abord parce que nous sommes convaincus que le paiement d’un service de « compagnie » ne pourra jamais répondre à cette nécessité fondamentale de relation et de fraternité. Rappelons en effet que le premier besoin des personnes âgées, la catégorie qui souffre le plus de l’isolement, est précisément l’affection (45 % des personnes âgées souhaitent avant tout de l’affection de la part des jeunes). Le lien artificiel basé sur une prestation monnayée ne remplacera jamais la valeur d’une vraie relation fraternelle, gratuite et voulue des deux côtés. Seule une relation de personne à personne peut effacer la dissymétrie qui se joue dans le cas de la monétarisation de la relation.Pour preuve, de nombreux bénévoles des petits frères des Pauvres appellent les personnes âgées qu’ils accompagnent les « Vieux Amis ». Retisser des liens dans la durée repose en toute évidence sur des rencontres profondes et sincères, sans contrepartie d’ordre commerciale. Forte de son expérience de 70 ans à l’écoute des personnes seules qu’elle accompagne, l’Association peut témoigner par la voix de ses bénévoles que dans la relation, chacun donne et reçoit autant.Ensuite parce que nous avons confiance dans la générosité des citoyens et des jeunes générations en particulier. Même si les jeunes français, champions comme leurs aînés de l’autocritique, se jugent « égoïstes » à 62 %, nous voulons leur dire qu’ils sous-estiment tout ce qu’ils peuvent apporter.Désir d’engagement des jeunesD’ailleurs ils sont 85 % à se dire prêts à donner du temps pour les personnes âgées. Et au sein même de notre Association, c’est aujourd’hui la « catégorie » de bénévoles qui a le plus augmenté et qui représente près de 30 % des personnes engagées. Le désir d’engagement des jeunes se confirme aussi avec le succès croissant du service civique.Contrairement à ce que des esprits pessimistes affirment, cet essor ne s’explique pas seulement par les difficultés à entrer sur le marché du travail mais relève souvent d’un vrai choix de solidarité et de recherche de sens à donner à sa vie. Et pour ceux qui n’ont pas choisi cette voie pour ces motivations précises, il permet souvent aux jeunes de s’engager ensuite durablement auprès d’une association.C’est pourquoi loin de céder aux sirènes de l’alarmisme sur un risque d’ubérisation de la relation, nous croyons en la capacité de notre société à ne pas réduire le lien social à un service et à relever le défi de la lutte contre l’isolement par la seule arme qui existe, celle de la fraternité, plus forte que l’appât du gain ! C’est notre propre humanité qui est en jeu.Alain Villez (Président des petits frères des Pauvres) et Armelle de Guibert (Déléguée générale des petits frères des Pauvres)Le Monde – 11 octobre 2016
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